Texte de Gregoire Müller pour Serge Fauchier de 1986 , paru en 2004 dans le catalogue "Serge Fauchier" au Château de Jau
A REBROUSSE POIL
Il est beaucoup question, à nouveau de peinture abstraite. La Figuration libre, non seulement
elle est à bout de souffle, elle s’est cassée le cou. Et l’art de l’objet ? …il faudra bien se rendre
compte que ce n’est pas l’objet de l’art, mais de la sociologie, de la sophistique. De toute façon,
en matière de peinture, il n’a jamais été question d’autre chose : la peinture est abstraite ;
qu’elle soit figurative ou non. Alors retournons à nos moutons.
Mais de quelle abstraction s’agit-il ? Nous en sommes maintenant au énième degré.
C’est-à-dire, l’abstraction en tant que représentation de l’abstraction, abstraction objectivée
dans le sophisme post moderniste. On refait donc Malevitch, on refait Newman… on illustre
l’illustre pour que l’on ne s’y trompe pas : ce ne sont que des images, ce serait simplement trop
bête d’y croire. Alors on se rétracte pour montrer qu’on n’est pas dupe… peinture abstraite ou
peinture re-traite ?
Et nos Moutons ? Eh bien, menés par nos bergers à plume (quand ce n’est pas rabattus par les
chiens de la mode) ils s’en vont bêlant vers des pâturages où tout le monde sait bien qu’il n’y a
plus d’herbe ; ils se précipitent d’une image à l’autre ; selon la saison. Mais la faim, elle, reste.
Ceux, et Serge est parmi nous, qui ont goûté – vraiment – à Matisse, à Newman, à Rothko, à
Bram van Velde… restent sur leur faim ; ils refusent de se nourrir de papier, ils s’obstinent à
exiger : c’est la peinture que nous voulons, la grande cuisine. Il ne s’agit plus de moutons.
Donc, nous en sommes toujours à l’abstraction, au premier degré cette fois, à l’essence de la
peinture. Soit : ce qu’elle est, mais aussi ce qui la fait marcher, son odeur, son sens. Qu’en
savons-nous ? Rien. Rien que des cas particuliers. Autrement dit : tout est à découvrir chaque
fois, dans chaque situation nouvelle, dans chaque essai, dans chaque bavure, dans toutes ces
surprises qui nous entraînent loin, bien loin du " on a tout vu " bêlé en chœur.
Comme le remarque Serge Fauchier, l’abstraction en Europe, n’a souvent été qu’un modèle,
une idée qui ne prendra pas pleinement forme. Peut-être à cause des limitations du tableau,
cette petite table de travail. L’abstrait déborde - comme on le sait, Pollock et Olitski, et tant
d’autres " abstraits " travaillent à même le sol – ça ne se contient pas, ça a besoin d’espace… en
fait c’est un espace.
Il faut que je précise tout -de- suite que Serge Fauchier n’est pas simplement quelqu’un qui
tout d’un coup " fait de l’abstraction " comme tant d’autres qui maintenant "font de la peinture "
; il vient de loin si je puis dire.
Issu des stratégies intellectuelles de Viallat, il s’est maintenu lui aussi pendant des années à la
limite de la non-peinture par la répétition du geste arbitraire. Comme bien d’autres qui ont
vécu la modernité, il a fait l’expérience pratique -dans sa pratique- de l’aphasie et de l’échec.
Il s’est tapé la tête contre les murs et n’en a pas fait une carrière (alors que d’autres…) Le cul-
de-sac auquel est arrivé quelqu’un comme Buren par exemple, c’est la frontière ambiguë où la
non-peinture se confond avec le pouvoir… s’y maintenir (dans cette ambiguïté, dans ce
pouvoir) est un jeu auquel n’a pas voulu se livrer Serge Fauchier.
La transgression, pour lui, ça a été de tomber dans la peinture. Des essais de figuration, des
mélanges de voulu et d’arbitraire, du cafouillage obstiné pendant des années. Il est tombé dans
la peinture à corps perdu en connaissance de cause…
Il s’est donc perdu pendant des années. C’est ça, d’ailleurs peindre à rebrousse-poil. Et puisque
nous parlions de moutons, et que nos moutons sont maintenant bien catholiques, parlons donc
de la brebis noire, celle, justement, qui s’égare.
Et puis, le voilà qui re-surgit « Encore toutes noires » ses toiles, mais tout d’un coup, elles
respirent ; elles ont du souffle, libérées du carcan du tableau, indépendantes.
Je ne suis pas payé pour dire que Serge est un génie, là n’est pas la question. Il est d’ailleurs lui-
même un modeste (un comble, à une époque de surenchère systématique) il a la modestie de
ceux qui voient grand, des solitaires qui ont la sagesse de connaître leurs propres limites. Non,
j’écris ce court texte parce que j’ai eu le plaisir, ici au Château de Jau, d’assister à cette
résurgence.
Sa peinture donc, pour le moment est très noire. C’est une peinture de recouvrement, de
masquage. Et pourtant, le masque révèle, il ne cache pas. Chaque recouvrement découvre :
c’est comme il le dit, une « archéologie à l’envers ».
Et qu’est-ce qu’il révèle ? ce qu’il y a dessous, oui, la fente qui laisse entrevoir la toile vierge -on
pense au zip de Newman- c’est-à-dire le potentiel de la peinture : potentiel de la couleur, du
mouvement, de la vie, à la fois montré et nié, soit un va-et-vient, une respiration.
Une respiration encore un peu hésitante, mais qui tend vers cette facilité déconcertante du
vieux De Kooning (encore si peu compris) où l’arabesque qui danse définit un espace, une
plénitude. Quelques lignes seulement, on dira, mais des lignes qui bougent ; troublantes
comme des anguilles, à la fois réfractaires et élégantes. Et nous y voilà de nouveau, des lignes
qui vous prennent à rebrousse-poil.
C’est curieux, ce peintre de Perpignan, qui n’est même pas Catalan, travaillant dans l’isolement
complet, et qui sans en avoir l’air, sans singer quoi que ce soit, nous renvoie à Matisse, aux
grands de la peinture Américaine, ou, disons plus simplement, nous renvoie à la peinture.
J’aimerais voir son travail, ses toiles, à côté de celles de Lee Krasner, de Ray Parker, de Jack
Youngerman… des solitaires obstinés eux aussi que l’on connait encore mal ; et, je suis sûr, un
dialogue s’établirait qui n’aurait rien à voir avec les rapports de force et de pouvoir, mais tout à
voir avec la peinture.
Grégoire MÜLLER -1986-