Poète et Peintre

 

  Jean Gabriel Cosculluela

 

  Le champ de voir

                                                                                       

                                                                                                    à Serge Fauchier

                                                                                        à Bettina Fauchier-David

 

                                                                                  Il s'agit toujours du début et de la fin ;

                                                                                                                      au milieu il n'y a que l'instant.

                                                                                                                      Ceux qui apprennent vraiment à voir se

                                                                                                                      se rapprochent de l'invisible.

                                                                                                                           Paul Celan

 

1.

 

Cette écriture peinture si singulière, si reconnaissable et en

 même temps dans la reconnaissance de l'inconnu, elle

commence sans cesse, son commencement est sans fin.

Cette écriture peinture a besoin de lumière et de couleurs

vives, par instants, et à d'autres instants, de lumière et de

couleurs obscures. 

Elle laisse passer le jour. 

Elle nous dit : encore un instant. 

Au fond, elle nous dit l'attente et de poursuivre.

Elle nous dit le regard à même de rompre le visible dans

l'invisible.

Il y a des yeux, avec, il y a des mains qui imaginent aussi

traversant, en allant la lumière et les couleurs.

 

 

22 avril 2021

 

 

2.

 

Cette peinture écrit.

Elle écrit des sillons, des andains de lumière et de couleurs.

Elle arpente inlassablement le champ de lumière et de

couleurs.  

Le peintre est aindaineur ; à chaque passage dans le champ,

il laisse des sillons, des andains qui ravivent le vif, l'éclat

ou l'obscur.

Le blanc est aussi présence.

Le peintre, dans les andains, fauche et renverse lumière et

couleurs, il les laisse sans fin dans le champ. 

Dans le champ de voir.

D'un voir horizontal qui n'écarte pas le voir vertical.

Le voir plan s'élève à l'inattendu,  à l'inconnu. Il n'y a que

l'instant de peindre, presque écrire l'invisible pour ne pas

l'oublier, ni le retenir au-delà de l'instant, l'invisible avec

l'inattendu, l'inconnu nous attend, sans trop le savoir.

 

22 avril 2021

 

 

3.

 

Rompre. Avec le peintre, il arrive aux sillons,  andains de

lumière et de couleurs de s'élever, orants, de rompre entre

accords et cassures, rompre, partager l'invisible,

l'inattendu, l'inconnu avec les yeux les mains, le corps.

Le peintre imagine que la terre et le ciel sont là dans

l'immédiat sans écarter là-bas et que la terre et le ciel sont

aussi des bords, plans et surgissants. Les accords et les

cassures ont et sont des commencements sans fin. Il suffit

peut-être de s'éclaircir ou de s'obscurcir jusqu'à plus nu,

jusqu'à rompre.

Avec les sillons,  andains, le peintre prend la lumière et les

couleurs au plus bas, au plus haut, elles semblent

disparaître, mais non, leur fluidité, leur illimité sont

seulement humilités, celle de se rendre à terre ou de se

rendre à ciel.  Partager l'invisible, l'inattendu, l'inconnu,

c'est ce qui retient le peintre.

 

13 mai 2021

 

 

4.

 

Il s'agit de voir, retourner voir, être voyant par un long,

immense et raisonné dérèglement de tous les sens  (1). Avec

les sillons,  andains, le peintre est sans cesse et

incessament en reconnaissance d'invisible, d'inattendu,

d'inconnu les yeux les mains, le corps sont pris dans la nudité de voir.

La peinture devient un journal intime de lumière et de

couleurs, un moment extime aussi, avec ses moments furtifs

et l'image ne s'y répète jamais même.

L'image se source de ses accords et ses cassures. Le peintre,

sur le champ, sur un ton mineur, se penche et épuise la

veine de lumière et de couleurs pour resurgir plus loin : plus

bas ou plus haut. 

La peinture est prière pure en présence et absence de

lumière et de couleurs,  elle est au bord de l'abstrait, elle

s'absente par instants et resurgit, épiphanie du vif et de

l'obscur, insupportable.

 

18 mai 2021

 

 

5.

 

La continuité de la peinture ne se défait ni de ses accords ni

de ses cassures.

Il n'y a pas d'au-delà de la peinture, de la lumière, des

couleurs qui ne soit déjà là dans les andains, les

lignes de la peinture.

Ce qui manque de terre et de ciel à la peinture se trouve

peut-être dans ces andains, ces lignes, à

l'horizontale, à la verticale, où marcher, tomber, s'arrêter,

s'élever, habiter. 

 

La peinture est habitable, elle est là, un temps, où marcher,

tomber, s'arrêter, s'élever, habiter.

 

Des questions restent pendantes : y a-t-il un avant et un

après de la peinture, hors le temps de peindre ? Vivons-nous

de la peinture ?

 

Je vous dois la vérité de la peinture (2).

 

Le peintre, comme plus tard le regardeur, oublie peut-être la

peinture un instant dans le geste de peindre, pour continuer

à peindre.

 

 

Le mouvement de cette peinture est d'aller, d'aller voir,

d'aller vers, et rien n'est jamais même. Aller voir, aller vers

de haut en bas, de bas en haut. La peinture est instant

d'humilité, les yeux les mains se tiennent dans

l'immédiateté de peindre. Tenus à terre, dans tomber, les

sillons, les andains, les lignes n'ignorent pas leur  ciel, et

s'oublient, s'élèvent.

 

Les sillons ,les andains, les lignes sont tombées et vertiges,

la lumières et les couleurs, quoiqu'il en soit et quoiqu'il

survienne, sont de bords, des bords de nuit, des bords de

jour. L'obscur et l'éclat restent proches.

 

C'est une peinture horizontale et verticale qui dénude la

peinture en l'oubliant un instant, se séparant même.

L'entrelacement horizontal / vertical reste hors champ de

voir : poursuivre il le faut ,mais quelle poursuite? (3) ; ça

suit son cours (4) sur les bords. Et il reste pour finir ne pas

finir la forme nue de la peinture.  

  

18 - 29 mai 2021

 

 

6.

 

L'insistance de la peinture. Qu'est-ce que nous voyons

encore avec elle ? Quelle est notre volonté de voir ?

 

La peinture ne peut pas vivre sans tomber sous la lumière et

les couleurs, sans leur tension qui la tend, la tient ; elle ne

peut pas vivre sans s'élever dans la lumière et les couleurs

du ciel, de la terre, de la nuit, du jour qui viennent dans

les yeux les mains.

 

Dans les sillons, les andains, les lignes, la lumière, les

couleurs ne finissent ni leur nuit, ni leur jour,  elles vibrent

sans répit, sans retard. Les rouges, mais aussi les bleus, les

noirs, les blancs, et les verts, les gris et les jaunes. Chaque

couleur est selon l'instant couleur de commencement, 

 couleur de fin, insupportables l'une l'autre.

  

Et dans les blancs, la couleur vient par  instant à

manquer, celle qui recommence dans la profondeur de

haut en bas, de bas en haut, dans tous les sens, les couleurs

horizontales renaissent  verticales, les couleurs verticales

renaissent horizontales. 

 

Les couleurs de recommencement ou les couleurs de fin, le

peintre les nomme couleur picturale (5), couleur à même

l'immédiateté et le geste de peindre ;  à l'insupportable, à

l'impossible, à l'innommable, le peintre est tenu. Le non-

peint devient  proximité (5), le non-peint va, vit et devient 

 peint par proximité.

 

29 - 31 mai 2021

 

  

7.

 

Lent

travail

d'effacement

puis

l'espace déferle  (6)

 

Avec le peintre, nous nous trouvons soudain à l'invisible,

l'inattendu, l'inconnu avec la couleur picturale, dans le non-

peint, tout reste encore à faire. Et l'espace déferle ,

d'accords ou de  cassures, dans l'effacement. Une autre

lumière et d'autres couleurs viennent, se font. Il nous faut

voir ce faire se faire. Il y a ce que nous voyons soudain l'un

l'autre même à distance dans l'inconnu.

 

L'image est structurée comme un seuil (7). 

 

Peindre reste encore sur les bords, sur le seuil encore de peindre.

 

1er juin 2021

 

 

8.

 

peinture

 

qui sépare de la peinture (8)

 

La lumière que nous serons. Les couleurs que nous serons.

 Nous sommes là, le peintre et le regardeur, dans ce que

nous voyons, dans l'instant où la peinture se fait.

 

La lumière que nous remuons. Les couleurs que nous

remuons. Nous tentons de trouver leur forme nue, entre

accords et cassures, présence et vide, séparation.

 Il est temps de peindre la nudité et de regarder cette nudité

de la peinture : commencer, recommencer la peinture

encore. Nous cessons de voir pour retourner voir dans tous les

 sens des gestes, du regard et des mots.

 

La forme, la lumière et les couleurs sont peut-être

inoubliables.

 

2-3 juin 2021

 

  

9.

 

Le temps. 

 

Cette peinture est faite de temps, de temps traçant le temps,

veilleur à l'angle d'un présent, soudain et immédiat, où

apparaissent et disparaissent d'une même et autre

soudaineté, d'une même et autre immédiateté, le passé et le

futur.

 

Quel nom a le temps ? Quelle forme,quelle lumière,

quelle couleur a le temps ?

Peur-être a-t-il simplement la forme d'une question ? Celle

d'un sillon, d'un andain, d'une ligne vibrante de couleurs

à reprendre?

 

15 juin – 4 juillet 2021

 

 

10.

 

Cette peinture qui revient, qui devient : le ciel, la terre, le

chemin, de haut en bas, de bas en haut, elle fait

inlassablement sillon, andain, ligne.

 

Cette peinture a la forme d'une question. Comment

commencer la peinture ? Comment la poursuivre ?

 

Peindre, c'est peut-être sauver l'invisible, l'inattendu,

l'inconnu. L'invisible ne se défait pas.

 

5- 6 juillet 2021 

 

11.

Nous nous trouvons et nous cherchons avec la forme, la

lumière et les couleurs, nouées, entrelacées à peine, ou

séparées, poreuses.

Nous ne savons plus ou pas où vont la forme, la lumière et

les couleurs, elles ne finissent pas vraiment. La forme se

crée plurielle, la lumière, les couleurs mêmement, de leur

éclat, de leur écart.

La forme, la lumière et les couleurs sont là, les yeux les

mains, pour ne pas finir. Le monde mêmement, nûment ne

finit pas.

Soy el huésped de la vida que no me pertenece (9).

Nous sommes les hôtes de la vie qui ne nous appartient pas.

 25-30 octobre 2021

 

12.

 

En un instant, vers le bas, vers le haut, des sillons, des

andains, des lignes brisées, une prière mais rien n'est

comme.

Des yeux des mains, vers le bas, vers le haut.

Nous doutons.

 

22 novembre 2021

 

13.

 En un instant...

 

La forme, la lumière et les couleurs bougent et bouleversent

le regard. Avec elles, la peinture va au-delà d'elle-même.

 

Il suffit d'un rien.

 

Ce rien qui nous sauve est toujours au dernier instant sauvé

de rien. Nulle part, et un point intervient, sans qu'il y ait à

redire.

Un point dans le vide. Il suffit d'un rien pour poursuivre

encore un peu(10).

 

23 novembre 2021   

 

14.

 

D'attente. De veille.

Cette peinture, avec sa forme, sa lumière et ses couleurs,

peut bouger à tout instant

A moment donné, la peinture est d'attente et d'angle.

 

27 novembre 2021

 

 

15.

Rien.

 Personne ne voit le temps (11).

 

Il y a soudain des sillons, des andains, des lignes de vide, de

rien.

Dans le champ de voir, la peinture, avec la forme, la

lumière et les couleurs, rythme le vide, rythme le rien. La

peinture est affût, avivement du vide, du rien. A même le

passage du temps (12).

 2-15 décembre 2021

 

16

Tant.

Si peu.

Si peu et tant.

 19 décembre 2021

 

 

 17.

 

Dans le regard, que nous reste-t-il sinon s'amuïr, attendre

l'invisible, l'inattendu, l'inconnu, nus de la

forme, nus de la lumière, nus des couleurs, que nous reste-t-il à faire sinon

émouvoir, inouïr le regard par la forme, la lumière et les

couleurs, autres déjà ?

 

20 décembre 2021

 

 

18.

Ce que nous voyons, c'est ce que nous voyons dans son

extrême nudité, dans son extrême pauvreté, quelque chose

continuant, quelque chose cassant, ce qui nous regarde

intensément, dedans et nous invite à aller voir et ce que

nous ne voyons pas encore, dehors.

 

Ce que nous voyons devant nous regarde toujours dedans.

 

Ouvrons les yeux pour éprouver ce que nous ne voyons pas.  (13)

 2 janvier 2022

 

19. 

La lumière est le réel nu.

 

15 janvier 2022

 

 

20.

 La vie dans l'abstrait est déjà une énigme ; la réalité en fait

une énigme au cœur d'une autre énigme (14).

 

 25 janvier 2022 

 

21.

 

 El color no es el color. ; es tan solo la luz, y la luz sucedia a

la luz en laminas de tenue transparencia... delgadez de la

linea que engendra un horizonte o el deseo sin fin de lo

lejano (15).

La couleur n'est pas la couleur ; ce n’est que la lumière, et

la lumière continuait à la lumière sur des feuilles d'à peine

transparence, fragiles, à la limite...  ligne pauvre, ligne de

peu qui engendre un horizon ou le désir sans fin du lointain.

 

Nous voyons les couleurs et les couleurs s'effacent. Nous

voyons la lumière et la lumière s'efface. 

Nous nommons le vide proche du regard, il nous importe

d'être là, peu et vers.

La couleur, la lumière se croisent, s'entrelacent à peine  et

s'écartent à renaître.

 

11 avril 2022

 

22.

Les mots me manquent souvent pour dire les déhanchés de

ces couleurs jouant des bords, du vide, restant à

l'horizontale ou à la verticale, de ciel à ciel, de sol à sol ou

de ciel à sol, de sol à ciel.

 14 octobre 2022

 

23.

 Les couleurs sont un temps aux bords, à la limite de

disparaître. Ou bien apparaissent-elles malgré tout ? Ou

bien abordent-elles ou habitent-elles déjà l'invisible,

l'inattendu,  l'inconnu ?

 

Les couleurs passent outre. Elles dansent aux bords, aux

bords d'autres bords, incertaines, sans surplomb. La

peinture se donne d'extrême présence.Elle danse. Presque

elle danse.

 4 – 12 février 2023

 

 

24.

Les couleurs se risquent à frôler le silence. Elles sont sur

leurs bords, les bords de peindre encore. Une épiphanie des

couleurs. Elles sont seuil

 20 mars 2023

 

25.   

Dans le risque de voir, il y a l'invisible, l'inattendu, le nu de

l'inconnu, le regard porté n'a rien de ressemblant, le regard

porté n'y a rien de ressemblant.

 

22 mars 2023

 

26.

 

Il y a  l'invisible, l'inattendu, l'inconnu, tenus, retenus,

malgré tout,  intensifs. La naissance qui n'a de cesse d'un

désir de peindre et de regarder encore ce qui advient sur les

bords de la peinture.

 

23 mars 2023

 

27.

 

Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude (16).

 

La richesse d'une couleur ne se mesure pas à son intensité

mais à l'acuité avec laquelle, en elle, résonne l'espace (17).

 

 

Par sa forme, sa lumière, ses couleurs, la peinture fait

résonner l'espace de la peinture.

 

24 mars 2023

 

 

 

 

 

 

 

 

 Notes

 

(1) Arthur Rimbaud, Lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny, Paris, Gallimard,coll. La Pléiade,2009,P.490

 

(2) Paul Cézanne, Lettre du 23 octobre 1905 à Emile Bernard 

 

(3) Roger Laporte, Une vie,Paris, POL, p.?

 

(4) Edmond Jabès, Le livre des marges 1, ça suit son cours, Saint Clément de Rivière, Fata Morgana ,1984, p. ?

 

(5) Message courriel de Serge Fauchier à l'auteur, 30 mai 2021

 

(6) Bernard Noël, Journal du Regard,Paris, POL,1988 pp.35-36

 

7) Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde,Paris, Minuit, Coll. Critique,1992,p.193

 

 (8) André Du Bouchet, Une Tache, ill. de Pierre Tal Coat,       Saint Clément de Rivière, Fata Morgana, 1988, p. ? &     Aveuglément peinture, peintures originales d'Anne  Slacik, Toulouse, Philippe Szwarc, 2009, n.p. 

 

9) Francisco Brines, Donde muere la muerte, Barcelona, Tusquets, col. Nuevos textos sagrados,

2021, p.47-48

 

(10) Philippe Denis, Notes lentes in Chemins faisant, Paris,

Le Bruit du temps, coll. Poésie en poche n°16, 2021, p.144

 

(11)   Akeji  Sumiyochi in Akeji, le souffle de la montagne, film documentaire de Mélanie Schaan et Corentin Leconte (production et diffusion, Mille et une, 2020)

 

(12) Au même passage du temps: avec et autour de

Jean Michel Maulpois entretiens et textes critiques coordination et présentation  JeanGabriel Cosculluela, Colombe sur Gand, La Rumeur libre,2022,p.20

 

 

(13) Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, coll. Critique, 1992. Dossier de presse

(14) Vincent van Gogh, Lettre 237, écrite à La Haye le 10 décembre 1882 in Lettres à son frère Théo,  cité par Etel Adnan, Causerie littéraire sur van Gogh et Saint-Augustin, Arles, Fondation Vincent van Gogh, 2017,  p. 19 

 

(15) 19José Angel Valente, Fragmentos de un libro futuro, Barcelona, Galaxia Gutenberg, 2000, p. 21 & sa traduction française : Fragments d'un livre futur, traduction et préface Jacque Ancet, Paris, Corti, coll. Ibériques, 2002.

 

(16) Paul Cézanne, in Catalogue d'exposition Sainte-Victoire Cézanne 1990, Aix-en-Provence, Musée Paul Granet & Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1990, p.279

 

 (17) Henri Maldiney, in Catalogue d'exposition Sainte Victoire Cezanne 1990 Aix-en-Provence, Musée Paul Granet & Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1990, p.279